Extraits du Chapitre 2, Un art de vivre révolu
[…] L’entretien du linge courant était déjà une vraie corvée pour les femmes, mais les lessives des draps changés chaque mois l’étaient bien davantage, imposant une remarquable organisation. Les draps ôtés des lits étaient pliés et rangés dans un endroit abrité en attendant de procéder à la « bugeaille1 ». Cette grande lessive s’accomplissait deux fois par an, le plus souvent à l’automne et au printemps ; elle consistait à faire bouillir les torchons et les draps, afin de les nettoyer et de les blanchir. La buanderie devenait alors une pièce indispensable ; or, tous les particuliers n’en possédaient pas. Plusieurs voisines venaient donc laver leur linge chez nous. Cette entraide précieuse durait plusieurs jours, afin de venir à bout de cette grande quantité de linge !
Notre buanderie était équipée d’une « ponne », une cuve creusée dans un bloc de pierre. Les mois précédant cette opération, les femmes prélevaient dans leurs cheminées les cendres dont l’action nettoyante n’était plus à prouver. Elles les tamisaient puis en remplissaient des sacs en toile. Le jour de la
« bugeaille », elles allaient chercher de grandes quantités d’eau au puits. […] Après plusieurs allers-retours entre le puits et la « poêlonne2 » où elle était déversée, l’eau était portée à ébullition puis ma mère y déposait un sac de cendres fermé. Les femmes disposaient un grand linge au fond de la « ponne » avant d’y empiler plusieurs paires de draps. L’eau
fumante était transvasée de la « poêlonne » à la « ponne » à l’aide d’un « potin3 ». Elle s’écoulait lentement à travers le linge jusqu’à un orifice en bas de la cuve, ruisselait ensuite par un tuyau pour retourner dans la « poêlonne ». Ce circuit fermé permettait une économie d’eau non négligeable. L’eau était à nouveau bouillie, nettoyée par la cendre et reversée sur le linge. Les femmes se relayaient pour répéter inlassablement ce geste. À la fin de la journée, elles n’avaient effectué qu’une seule lessive.
Le lendemain, elles sortaient les draps refroidis de la « ponne », les déposaient sur des brouettes, les transportaient jusqu’à la rivière, où elles les rinçaient avant de les essorer. Elles devaient se mettre à plusieurs pour porter et tordre ces draps mouillés, d’autant plus lourds qu’ils étaient confectionnés non pas en coton, mais en toile de chanvre ou de lin. Ma grand-mère avait même appris à extraire les fibres d’orties séchées pour tisser une toile, qu’elle utilisait pour ses torchons. Après l’essorage, les femmes chargeaient de nouveau ces draps sur les brouettes pour les porter à sécher sur la place d’Irleau.
Les hommes du village étaient également mis à contribution, avant et après chaque « bugeaille ». Ils plantaient des perches en bois à l’extrémité fourchue, entre lesquelles ils installaient des cordes qui encerclaient la place du village comme une guirlande sans lampions. Les lessives se succédaient pendant plusieurs jours durant lesquels les femmes recommençaient la même procédure. Aucun enfant n’avait intérêt à jouer sur la place du bourg pendant la « bugeaille », nous connaissions tous la consigne et gare à celui qui n’obéissait pas, prenant le risque de salir ces draps propres, d’une blancheur immaculée ! À la fin de la grande lessive, les hommes retiraient les poteaux et rangeaient les cordes de manière qu’elles restent propres et soient réutilisables. Ah, les lessives, c’était quelque chose à cette époque ! Quand on a connu ça, on ne peut plus se passer du lave-linge. Pour moi, c’est la plus belle invention ! […]
Habiter le Marais poitevin, c’est vivre au rythme des « évailles4 ». Cette crue n’a rien de catastrophique, l’eau reprend juste la place qu’elle occupait avant que le Marais ne soit aménagé en canaux. Pendant l’« évaille », l’eau recouvre donc les terres basses et les chemins, parfois sur plus d’un mètre de hauteur, transformant le territoire en un immense lac, où seuls les arbres dépassent du niveau de l’eau. Cette crue est appréciée par les Maraîchins, car elle apporte des alluvions fertilisant les sols. Pour mon père et mon grand-père, l’amorce de la décrue était une période très favorable à la pêche. Les poissons s’éternisaient au-dessus des prés au lieu de retourner dans les canaux, il était alors très facile de les capturer avec l’aide d’un épervier. Le filet de forme ronde et conique, qu’il suffisait de lancer, s’étendait comme un parapluie au contact de l’eau. […] La générosité du Marais offrait une pêche si abondante qu’on en ramassait des seaux et que tout le quartier en profitait !
[…]
Au moment des fêtes, ma mère confectionnait des pâtisseries simples, le traditionnel « gâteau de pays », comme on en trouve encore à la boulangerie de Saint-Hilaire-la-Palud, élaboré à partir d’une recette proche du quatre-quarts. Pour ces occasions, notre four à pain était mis en chauffe ; les voisins, qui n’en disposaient pas, venaient cuire leurs gâteaux ou leurs pains chez nous. Les autres jours, nous utilisions le four du boulanger qui nous accordait volontiers cette faveur.
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Bien des choses ont évolué depuis mon enfance… La génération de mes enfants est probablement la dernière à avoir pratiqué le patois. Désormais, j’ai presque oublié ma langue natale ; je la comprends encore, malheureusement, je ne sais plus la parler ! Quel dommage de perdre ce patrimoine !
[…] Le partage et l’entraide entre les habitants étaient naturels et indispensables, permettant d’améliorer la qualité de vie de chacun d’entre nous. Cette solidarité était notre bien le plus précieux, favorisant une sorte d’économie parallèle et circulaire, […]. Les gens pouvaient s’enguirlander un soir, mais le lendemain, si l’un d’eux avait un besoin, tout le monde s’y mettait, que ce soit pour donner un coup de main, prêter un outil ou fournir quelque chose[…]. C’était aussi simple que ça !
Les humbles travaux quotidiens,
la simplicité de la vie, les modestes joies
qu’on se tisse dans la couleur du temps qui passe,
tout cela ressemble étrangement au bonheur.
Eve Belisle
1« Bugeaille » ou « Bugée » : grande lessive, en patois poitevin.
2Une « poêlonne » est un chaudron en fonte.
3Un « potin » est un contenant en métal muni d’un grand manche.
4« évaille », « évaïe » ou « évail », termes issus du patois et signifiant la crue.